vendredi 1 juin 2012

Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, un inédit Burroughs/Kerouac

Entre le film "Sur la route", adapté du roman éponyme de Jack Kerouac, l'exposition à Paris du rouleau de 50 mètres sur lequel a été tapé le manuscrit de ce même roman, le printemps 2012 est résolument placé sous le signe de la Beat Generation. L'occasion était trop belle pour ne pas tenter un coup commercial et éditorial. Gallimard fait coup double en sortant le folio de la version originale de Sur la Route et un inédit Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, écrit à quatre mains par deux des plus grands représentants de la Beat, William S. Burroughs et Jack Kerouac.

"Et les hippopotames..." est la version romancée du drame humain qui a touché les deux écrivains en 1944. Dans la soirée du lundi 14 août, deux de leurs amis, Lucien Carr IV et David Eames Kamerer, en viennent aux mains, le premier finissant par tuer le second. Un an plus tard, Burroughs et Kerouac décident de coucher sur papier ce qu'ils ont vu se préparer dans ce qui est leur premier roman, bien avant les succès de Sur la route (1957) et Festin Nu (1959). Si le roman met en scène le même quatuor d'acteurs, les noms ont été évidemment retravaillés : Burroughs devient Will Dennison, Kerouac se cache derrière Mike Ryko, et le couple Carr/Kamerer se métamorphose en Philip Tourian/Ramsay Allen. Le livre respecte scrupuleusement le concept de duo narratif, puisque les courts chapitres alternent les points de vue (Dennison/Burroughs et Ryko/Kerouac) pour décortiquer les étapes de cette marche vers le meurtre qui fait exploser le quatuor amical. La cohérence de l'ensemble force d'autant le respect que selon les dires de Burroughs les deux écrivains ne se sont que très peu concertés sur l'évolution de leurs chapitres respectifs, chacun sachant de manière intuitive vers où l'autre se dirigeait. 

Tous les amateurs de la Beat Generation se demanderont si l'on retrouve bien dans ce roman les signes précurseurs de ce qui sera dans les années 50 l'explosion des cadres artistiques préexistants. Du point de vue des thèmes abordés, certainement. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les principaux aspects du mode de vie beat, en tant que communauté artistique revendiquant son appartenance à la marge de la société, surgissent ici et là sous l'oeil du lecteur. La consommation de drogues (dans les années 40, surtout la marijuana et l'injection de benzédrine), la vie nocturne et décousue, l'appel du voyage et des espaces (surtout chez Kerouac qui a déjà expérimenté la condition de marin dans la flotte marchande), la quête spirituelle liée à la condition nouvelle de l'artiste, la dèche et le besoin permanent de pognon, toutes les prémisses sont effectivement présentes. Reste que l'essentiel de la trame se joue autour de la tension sexuelle, notamment de l'homosexualité, affirmée ou enfouie chez certains protagonistes, qui constitue le coeur du drame narré par les deux écrivains. Soyons honnête, ce court roman, 160 pages environ, ne peut certainement pas être considéré comme une oeuvre fondamentale. Si l'on constate et apprécie cette énergie "beatienne" qui alimente les pages et que l'on se délecte des audaces stylistiques ou langagières (qui n'en sont plus aujourd'hui), "Et les hippopotames...", est et restera un coup d'essai. Le premier critique lucide du statut singulier de ce premier roman n'est autre que Burroughs lui-même : 

(A propos du livre) "N'empêche qu'il n'en est rien sorti, ça n'intéressait aucun éditeur. Et rétrospectivement, je ne vois pas pourquoi ça les aurait intéressés : le texte n'avait aucune perspective commerciale, n'étant pas assez "sensationnel" pour ça, mais il n'était pas non plus assez bien écrit, d'un assez grand intérêt littéraire pour être publié à ce titre. Il se situait à mi-chemin en somme. Tout à fait dans la veine existentialiste qui connaissait alors un grand succès mais n'avait pas encore gagné l'Amérique."
Ce livre, s'il ne brille donc pas par ses qualités premières, apporte néanmoins des éléments sur les lignes implicites de dissension qui séparent les deux narrateurs. Cette variation des points de vue n'est pas une éclatante fracture des styles, mais intéresse sur la personnalité de l'écrivain qui se cache derrière. En ce sens, l'on voit se dessiner un Kerouac plus fougeux et a contrario, un Burroughs plus froid et critique, distinction plus subtile qui préfigure leurs trajectoires artistiques divergentes qui se concrétisent de manière fulgurante dans les années 50. Sur ce point, conjugué à l'indéniable plaisir de lecture qu'il procure, Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, mérite l'achat, sinon immédiat, du moins dans un an quand il bénéficiera d'une parution poche.   

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