mardi 19 juin 2012

Streets of Glory, de Ennis et Wolfer

Peut-on refuser un bon western avec Garth Ennis aux commandes ? Visiblement non, puisque j'ai dû à nouveau faire preuve d'une faiblesse coupable en cédant face au premier et unique tome de ce Streets of Glory. Achat non-prévu, mais bon, après avoir feuilleté les premières pages, je n'ai pas pu résister, d'autant que l'occasion était idéale pour découvrir ce que l'Irlandais valait sur le western. Ce n'est pas son coup d'essai, mais jusqu'ici impossible de mettre la main sur Just a Pilgrim, et malgré les emprunts indéniables tout au long de Preacher, difficile de qualifier ce dernier de pur western.

Rapidement quelques mots sur le pitch. L'histoire se focalise sur les derniers exploits du colonel Joe R. Dunn, ancienne gloire de l'armée, et gâchette particulièrement redoutée dans l'ouest lointain. On appréhende le retour de la légende par la narration de Tom, un jeune pionnier que Dunn vient de sauver d'une bande de malfrats. Au programme dans la petite ville de Gladback, Montana, le retour d'un peau-rouge démoniaque, les plans d'un spéculateur véreux, un amour perdu, et beaucoup de souvenirs. 

J'apprécie énormément la veine westernienne dans laquelle s'inscrit Garth Ennis. Dans Streets of Glory, nous sommes en 1899, un tournant dans la mythologie du Far-West, qui correspond à l'arrivée du train, la fin d'un monde et le remplacement des grands tireurs par des administratifs. Pour les joueurs de jeux vidéo, cet album rappelle le contexte de Red Dead Redemption, dans ce Far-West qui se meurt lentement et doit peu à peu s'effacer dans la poussière devant le XXe siècle. On est donc entre nostalgie et désenchantement, le petite histoire et la grande, l'héroïsme et l'anodin. Un entre-deux qui laisse toujours un goût particulier à la lecture. En tout cas on sent que Ennis est plutôt confortable avec ce registre, et ses dialogues sont encore une fois plutôt bien écrits. Cela dit, cela reste du Ennis, et ne vous attendez-pas à de la finesse. C'est du Avatar assumé, ça tire, ça tue, ça torture, ça mutile, et ça le montre. Le scénariste est plutôt amateur de la violence explicite dans un contexte qui le justifie, et on sent qu'il a eu carte blanche. Comme d'habitude, via ce vétéran des guerres indiennes, on retrouve les marottes de l'Irlandais sur l'armée, l'importance de la guerre et de ses conséquences sur la psyché des personnages. Une petite quenelle glissée au passage sur les Américains dans leur traitement des locaux, pas de doute, c'est du Ennis tout craché.

Un mot sur les dessins de Mike Wolfer. Âmes sensibles s'abstenir si vous n'aimez pas le gore explicite. Explosion de mâchoire, scalp, cervelle qui gicle, il y a de tout pour l'amateur de gros rouge qui tâche. Moi j'aime bien. Les dessins en eux-mêmes sont efficaces, collent bien à l'ambiance de la série, et les couvertures sont également très belles. Un duo qui tourne plutôt bien. 

Je me suis souvent demandé si Garth Ennis pouvait écrire quelque chose de mauvais. Ce n'est pas avec Streets of Glory que je vais avoir ma réponse. Certes, ça reste du western, et du western plutôt anecdotique, mais bon c'est bien ficelé, on lit l'album d'une traite avec un plaisir indéniable.Tous les amateurs de ces ambiances ne peuvent donc se permettre de faire l'impasse sur cette mini-série particulièrement attachante.


lundi 18 juin 2012

Moon Knight T1, par Bendis et Maleev

Un petit retour sur la vf, puisque la semaine dernière Panini publiait les sept premiers numéros de la nouvelle série de Moon Knight par les compères Bendis (scénario) et Maleev (dessin). Etant un "jeune" lecteur des séries Marvel, je n'ai découvert le personnage de Moon Knight qu'avec la reconstitution des Secret Avengers sous l'ère de l'Heroic Age. Rien ne m'incitait à faire l'essai de la série dédiée au personnage, si ce n'est la présence du duo Bendis/Maleev, auteurs d'un run somptueux, magistral, sublime, chef d'oeuvre intemporel sur Daredevil. Autant vérifier si la qualité est à nouveau au rendez-vous. 

La série se déroule à Los Angeles, lieu de résidence de Marc Spector (Moon Knight), producteur à Hollywood d'une série Tv pourrie inspirée de sa propre histoire. Se convainquant d'avoir un rôle à jouer en tant que Vengeur sur le côté Est, Moon Knight se retrouve embarqué dans une embrouille autour d'un exemplaire d'Ultron dont il parvient à dérober la tête. Sa tête est rapidement mise à prix par le supervilain voulant récupérer le puissant robot, un mystérieux caïd qui la joue profil bas dans une ville où les superslips se distinguent par leur absence. Après avoir bousillé une première approche, Moon Knight collabore avec Echo/Maya Lopez, une ex-Vengeur sourde, également assisté d'un ancien agent du SHIELD. Voilà pour le pitch. 

Le genre urbain dans les comics est un des sous-genres que j'apprécie de plus en plus. Contrairement aux séries plus traditionnelles, l'intérêt ne réside pas tant dans l'aventure, le déchaînement de super pouvoirs, que dans le travail scénaristique autour de la personnalité des héros. La plupart des personnages urbains que je connais (Daredevil, le Punisher, Johnny Blaze/Ghost Rider) ont ainsi ce point commun d'être bien plus torturés que la moyenne, la folie douce ou furieuse déteignant nécessairement sur leur vie civile. Moon Knight ne déroge pas à la règle, et Bendis insiste sur cet aspect du personnage, d'autant que ce dernier est loin d'être monolithique. Bendis joue donc sur plusieurs registres. Le premier porte sur la réhabilitation du personnage, adoubé par Steve Rogers himself dans les Secret Avengers. Clairement dévalorisé dans le paysage Marvel, le scénariste s'amuse habilement avec le statut ambivalent de Moon Knight, Vengeur secret ou de troisième zone selon les points de vue, dans un traitement qui s'approche, toutes proportions gardées, de ce que Geoff Johns a récemment fait avec Aquaman. Le deuxième registre mobilisé, et prépondérant dans tout l'album, est le trouble particulier dont souffre Moon Knight. A l'instar de Deadpool, Marc Spector entend des voix qui le malmènent, le questionnent. Si ce procédé d'écriture permet l'introduction d'éléments humoristiques, on est loin du délire typiquement deadpoolien. Ici les voix s'incarnent dans des versions imaginées de Captain America, Spiderman et Wolverine, fidèles à la personnalités des héros prestigieux, et symbolisent les différentes postures à disposition d'un Moon Knight isolé, en perte de repères et en quête de rédemption. Bendis ajoute également une intrigue amoureuse, entre deux personnages marginalisées, et qui doivent faire face, loin des paillettes new-yorkaises, à la face sombre de Los Angeles. Autant dire que Moon Knight est une série qui consacre la part belle aux dialogues et à la construction psychologique de ses personnages, deux domaines dont Bendis est passé maître depuis quelques années.
Un petit mot sur les dessins. Alex Maleev fait du Maleev : c'est sombre, froid, et colle bien à l'ambiance polar qu'a voulu instillée Bendis dans la série. Il faut tout de même reconnaître que le dessinateur n'est pas au top de sa forme et qu'il nous a habitués à bien mieux, que ce soit sur Daredevil, PunisherMax, ou plus récemment sur Scarlet. Ce n'est pas mauvais (je ne pense pas que du Maleev puisse être mauvais), mais ce n'est pas brillant non plus. 

Moon Knight est un très bon album de comics urbain. Tous les codes habituels sont maîtrisés par le vieux routier du genre qu'est Bendis. Si l'intrigue n'est pas des plus intéressantes, ce premier album est une parfaite introduction pour mettre en place son personnage, ses défis et son univers. Ce n'est certainement pas le meilleur travail du scénariste, mais vu ce à quoi il nous habitue dernièrement, on est rassuré sur sa capacité à se renouveler et à proposer des séries solides et attachantes.


Critique Wonder Woman #7-8 et Catwoman #7-8

Malgré l'évident retard que j'ai pris dans la chronique des dernières parutions vo de DC Comics, je voulais tout de même revenir sur les séries que je suis, d'autant que les deux héroïnes du jour, que ce soit Wonder Woman ou Catwoman, connaissent depuis quelques numéros des changements sensibles, qui ouvrent de nouvelles directions pour l'avenir des deux titres éponymes. Le lecteur vf ne sera en outre pas forcément perdu puisque le mois dernier Urban Comics publiait en librairie les six premiers numéros des deux séries.

Wonder Woman #7-8


Commençons par la belle et puissante amazone. Nous l'avions quittée sur une fin d'arc relativement amère, puisque après s'être décarcassée à sauver une humaine, perdre un être cher, découvrir ses véritables origines, monter un imbroglio politique pour neutraliser les plus puissants des dieux du Panthéon grec, elle se fait souffler in extremis Zola, enceinte de Zeus, et de fait, un enjeu de premier plan pour les divinités. Dans les deux numéros que nous propose Azzarello, force est de constater qu'on ne lambine pas, et que la mission sauvetage ne tarde pas. Un numéro pour fourbir ses armes, et un autre pour débarquer en enfer dans une mission quasi-suicidaire. Azzarello garde de fait les lignes directrices de Wonder Woman version New 52 : du mythologique, du mythologique et encore du mythologique. L'occasion de présenter de nouveaux dieux, Héphaïstos et Eros, se dernier rejoignant la team full-divin de Wonder Woman. Quant au cliffangher final du #8, il confirme également la tonalité plus sombre qui anime ces deux numéros, mais il fallait ça pour coller à l'ambiance d'un voyage périlleux dans le royaume d'Hadès.

En finissant le premier arc de la série, j'avais dit que je laissais tout de même du temps pour voir où Azzarello voulait nous amener. Grand bien m'en a pris. Si le rythme est toujours aussi rapide, cela part tout de même moins dans tous les sens. Le fait que le scénariste puisse désormais se reposer sur certains éléments qu'il avait introduits auparavant renforce le sentiment que le lecteur sait où il est guidé. Le choix de ne garder qu'une trame mythologique en ignorant tout ce qui se passe dans les autres séries des New 52 est aussi payant. Avec Wonder Woman, nous sommes en présence d'un univers singulier et parfaitement identifiable. Certes, Azzarello laisse des blancs dans sa redéfinition des origines de Wonder Woman, mais peu à peu, on sent que les trous vont se combler. La série a indéniablement du potentiel. On pourrait pinailler sur le fait que Wonder Woman tient surtout de l'actionner, et que le travail psychologique sur notre héroïne tient du minimum syndical, mais le mot d'ordre reste "patience, patience", car Azzarello en garde manifestement sous le capot. 

Du côté du dessin, rien à dire. Les mêmes qualités et défauts que dans les premiers numéros. Des idées graphiques très intéressantes, des planches parfois très belles, mais le cadrage des visages reste aléatoire. Reste que le trait de Chiang est tellement identifiable qu'au final il sert bien plus qu'il ne pénalise l'atmosphère particulière de Wonder Woman. 

Catwoman #7-8 


Je serai peut-être plus court sur notre voleuse préférée. Non pas que la série soit une catastrophe, loin de là, mais il y a peut-être moins de choses à écrire là-dessus. Winick avait proposé un début assez sombre pour son héroïne, qui sautait continuellement de Charybde en Scylla. Comme on ne change pas tout à fait d'équipe qui gagne, Winick réserve un nouveau coup fourré à la pauvre Selina. Mais élément nouveau, Catwoman s'en sort sans dommage grâce à l'aide inattendu d'un jeune et fringuant comparse, Spark, dont les pouvoirs lui permettent de contrôler l'électricité. Winick abandonne donc le concept de l'héroïne solo, et l'affublant d'un side-kick relativement rebelle, propose un duo de voleurs qui s'apprêtent à s'attaquer à une des grandes figures du banditisme local. 

Clairement c'est un changement de ton pour la série. Winick lance un nouveau départ beaucoup plus léger qui est en grande partie dû à l'apparition de Spark, effaçant presque la tragédie des premiers numéros (ce qui pourrait poser quelques problèmes). Du coup Catwoman est continuellement guillerette, manifestement ravie de pouvoir contenter ses pulsions de cleptomane à plusieurs. Après tout, plus on est de fous, plus on rit. Winick n'oublie cependant pas que la série fait partie de la Bat-family, et le crossover Night of the Owls s'approchant à grands pas, il était temps de recoller à Gotham. La mention du Pingouin est loin  d'être fortuite, et mine de rien le scénariste nous amène avec talent sur le crossover, sans dénaturer ses enjeux, ses personnages. Un sans-faute sur ce point. Certes le tie-in sera court (un numéro), mais au moins il ne tombera pas comme un cheveu sur la soupe.

Du côté du dessin, du changement est à noter. Adriana Melo remplace March pour les deux numéros, et personnellement je préfère. Ne vous attendez pas à des planches différentes, puisque son dessin favorise les rondeurs de Catwoman, mais au niveau des visages, là je m'y retrouve. Je regrette presque que l'intérimaire ne soit pas prolongée, March reprenant sa place au #9. Ce ne sont pas forcément les dessins du siècle, mais ça reste au moins très correct. 

Mon ressenti sur Catwoman est un peu paradoxal. Le scénario est efficace sans être transcendant, d'autant que le contrepied adopté est total et peut choquer, les dessins sont dans la norme, mais on dévore les numéros, et on passe à chaque fois un bon moment de lecture. Franchement, que demander de plus à un comics, sinon proposer du plaisir ?

Entretien avec Maylis de Kerangal


Le samedi 9 juin, nous accueillions Maylis de Kerangal, de virée provençale dans le cadre des rencontres littéraires organisées par l'association Initiales. Même si Préambule n'était pas partie prenante de l'évènement, l'occasion était trop belle pour la laisser passer et notre librairie a ainsi pu bénéficier de la présence de l'écrivain pour une rencontre/signature dans les rues cassidennes. Si le soleil a été en partie au rendez-vous, difficile d'en dire autant pour nos lectrices et lecteurs qui n'auront guère profité de l'honneur qui nous était accordé. 
Une fois les présentations faites à la librairie marseillaise de l'Histoire de l'oeil où nous devions retrouver Maylis de Kerangal, la discussion s'engage dans la voiture. Passés les traditionnels et banals éléments introductifs, nous nous dirigeons peu à peu sur l'actualité littéraire de l'écrivain, et sur les processus de création de son dernier ouvrage Pierre feuille ciseaux. Alors que nous venons de discourir autour des protagonistes archétypaux qu'elle  a construits dans son texte sur la banlieue parisienne, je me décide enfin à ouvrir mon dictaphone. Je vous propose donc la retranscription de cet entretien impromptu, conduit entre Marseille et Cassis.

Préambule : Avec vos deux derniers ouvrages, Tangente vers l’Est et Pierre feuille ciseaux, on retrouve une certaine ligne directrice avec Naissance d’un Pont, et je voulais donc savoir si vous vous considérez comme un écrivain de l’environnement, en tout un cas un écrivain de l’espace ?
Maylis de Kerangal : Pas un écrivain de l’environnement au sens où l’environnement comme thème écologique qui n’est pas mon geste. En revanche, j’espère effectivement travailler les espaces, la saisie des territoires, les mouvements, l’inscription physique des êtres dans des lieux. Et je conçois un peu les livres comme des écosystèmes. Par exemple, pour moi, Pierre feuille ciseaux, c’est une forme d’écosystème.

P : Oui, c’est plus dans ce sens-là que j’entendais le mot géographique, au sens géographique, de milieu donné, dans lequel vont ensuite évoluer les personnages.
MdK : Oui, voilà, c’est ça. Maintenant dans le Pont, il y a quelques biais écologiques.

P : Mais ça reste secondaire. Il y a l’anthropologue…
MdK : Oui voilà, c’est ça, il y a aussi les oiseaux. Mais ce n’est pas mon geste même si je peux avoir des préoccupations comme toute citoyenne.

P : Alors en parlant du Pont, on pourrait le voir comme une explosion des routines, qu’elles soient urbaines et sociales alors que dans le Transsibérien ou les cités de banlieue que vous décrivez, vous explorez plutôt les notions de marge, de frontières, de zones-tampon. Est-ce que vous êtes passée de l’étude de l’espace perturbé dans Naissance d’un Pont à l’espace qui perturbe dans les deux autres ?
MdK : J’ai l’impression en tout cas que ce que j’essaye d’étudier c’est les veines de la crise. Et c’est vrai que le Pont c’est un espace en crise, crise de croissance, crise du territoire, reconfiguration des spéculations. On décide de faire un pont, qu’est-ce qu’il se passe etc… Autant dans les deux autres, ce qui m’intéresse, c’est aussi de voir comment la crise traverse ces espaces. Notamment dans Pierre feuille ciseaux où finalement le regard est porté sur des terrains qui cumulent tous les marqueurs négatifs des communautés urbaines. Stains c’est assez fort sur ce plan-là, pour autant j’espère avoir évité le regard stigmatisant, ou en tout cas le regard des clichés journalistiques de la fille du Centre qui vient dans la Périphérie. Je dis en revanche que c’est plutôt comment la crise travaille ces lieux, qui est aussi une crise des représentations. Ça, ça m’a vachement intéressée. Pour moi, la perturbation elle est aussi au niveau des représentations. Parce que pour le coup, quand on dit Stains… vous savez que les habitants de Stains, en tout cas ceux que j’ai rencontrés, étaient traumatisés de leurs cités. C’était une souffrance pour eux quand même… On ne s’en rend pas bien compte, mais il y a une crise de représentation des banlieues. Ça devient un topos archétypal, alors qu’il y a quand même des réalités extrêmement différentes.

P : Cela dit avec le garçon de la cité que vous décrivez, on est un peu dans l’ambiguïté. Dans la première partie il est effectivement dans la fermeture, et même une fermeture de plus en plus affirmée, et c’est ensuite une rencontre qui le fait sortir de son territoire, puis encore plus, dans Paris intra-muros.
Mdk : Oui. Une sorte de retour vers le Centre. Enfin disons plutôt que plus qu’un retour vers le Centre, il y a une appropriation du Monde. Il y a effectivement un décloisonnement qui est ici lié à l’amour ou au désir qui rend les frontières poreuses. Alors c’est une idée… ça vaut ce que ça vaut, mais c’est l’idée qu’il peut y avoir des dépassements, ici liés au désir, mais où en tout cas, la sensation devient plus forte. Mais ça me permettait de dire que ces adolescents, que je n’ai évidemment pas fréquentés, mais avec lesquels j’ai passé pas mal de temps pour être juste, qui me paraissaient extrêmement clos dans leurs représentations, celle de Paris, celle de la femme qui vient de Paris, l’écrivain qui est une femme qui vient de Paris. Et en même temps ils étaient assez tentés par le décloisonnement, c’est-à-dire que les choses sont beaucoup plus plastiques qu’on ne le croit. Ce livre aimerait montrer que l’exploration des marges, des lisières, des frontières, ces zones traversées par la crise, ces espaces perturbés, montrent aussi finalement une plasticité du réel.

P : Vous me donnez un peu ma transition sur le traitement que vous accordez à vos personnages, et qui me semble être un antipsychologisme. J’aurais même plutôt l’impression que dans vos romans on se retrouverait face à une éthologie des interactions humaines là encore configurées par les espaces que vous décrivez et qui priment sur les motivations individuelles ou psychologiques.
 MdK : Alors, en fait, je suis passée par un parcours d’auteur où la psychologie, ou en tout cas, l’écriture psychologique, c’est-à-dire sourcée par l’examen, l’introspection, l’examen des psychés, était un peu une figure imposée du roman. Et c’est aussi une conversion du regard. Mais ce n’est pas un rejet de la psychologie, puisque par ailleurs, je trouve que la psychologie c’est passionnant. Je n’ai pas ce rejet de « la psychologie c’est chiant, c’est mal ». C’est surtout la littérature qui serait entièrement vectorisée par la psychologie qui, je trouve, a du mal à se démarquer de l’explication. C’est comme si le lecteur avait une explication et que du coup, l’auteur était en position d’expliquer le réel. Et ce n’est pas du tout mon geste. Là où je me situe, là où je mets toutes mes billes, c’est dans la description. C’est une forme de captation du réel que j’essaye d’organiser avec les moyens qui sont les miens, mais à un moment donné, je trouvais que ce n’était plus juste d’être dans un discours analytique, explicatif sur les motivations psychologiques et les intentions des personnages. Il m’a semblé beaucoup plus juste que la psychologie, l’intériorité, émanent des personnages à travers les mouvements, la physiologie, les corps.

P : Je me disais d’ailleurs qu’il y a avait presque de la physique dans vos textes.
 MdK : Oui. L’idée c’est que la psychologie a forcément une traduction physiologique. Comme le yaourt, « ce qui se mange à l’intérieur se voit à l’extérieur ». Il y a quelque chose de l’ordre de la phénoménologie, c’est-à-dire on le voit, on le capte et on peut le décrire. Et la littérature peut se saisir de ça de façon assez frontale et assez juste, pour peu qu’il y ait une éthique de l’auteur. C’est-à-dire moi je décris, et ce faisant je prends du surplomb sur ce que je mets en place, et là je mets toutes mes billes dans la description, et j’active tout ce que je peux pour être en quelque sorte une médiatrice. Et cela me semble être plus juste que toujours être dans l’idée d’écrire en disant au lecteur « voilà c’est comme ça, et en faisant ou en disant ça, il se rappelait que ça, il se demandait si à ce moment-là si, etc… ». Parfois, je pense qu’un geste, un mouvement, une intonation, porte les intentions. Et ça, c’est de l’ordre de la phénoménologie.

P : Cela me fait d’ailleurs penser que souvent les personnages que vous rapprochez, que ce soit le chef de chantier et Catherine dans Naissance d’un Pont, ou Aliocha et Hélène dans Tangente vers l’Est ne peuvent s’exprimer dans le registre de l’intime du fait des barrières, qu’elles soient sociales ou même linguistiques.
MdK : L’idée c’est toujours que les corps sont les messagers des gestes, ce sont les porte-parole des psychés. Les corps sont les messagers d’intériorités. Et ce qui me plaît là-dedans, c’est que c’est une inversion des valeurs. C’est contre-intuitif, parce qu’on est quand même dans un logique du caché, c’est-à-dire qu’on cherche, l’apparence est toujours suspecte, les corps, la peau, la surface. L’expression « c’est superficiel » le dit bien. C’est l’idée qu’on est dans quelque chose de dépréciatif, dans ce que l’on voit, il y a une illusion. La source, la vérité des êtres, elle est à l’intérieur. Moi j’essaye de renverser, de retourner la médaille.  C’est-à-dire que je pense qu’on a une lecture du réel, du sensible, qui nous informe déjà beaucoup sur l’idée qu’il y ait des petits secrets, qu’il y ait du caché, qu’on nous ment. Mais par exemple, dans la rencontre entre Catherine et Diderot, rien que la façon qu’ils ont de se tenir, l’un  vis-à-vis de l’autre, d’éviter de se parler, ça va très très vite, et je pense que, décrivant cela, j’évite de rentrer dans l’histoire de ces deux êtres qui sont en train de tomber amoureux. C’est plutôt du registre déductif. En fait, j’essaye de me mettre à la place du lecteur, je suis une lectrice, et moi c’est la lecture du réel qui me porte.

P : D’ailleurs cela reste souvent à un certain niveau d’abstraction. Il y a beaucoup de clefs que vous laissez au lecteur. Il y a souvent des blancs, et c’est à lui de reconstituer les éléments.
MdK : Oui, j’essaye d’être assez précise, mais c’est vrai qu’il y a des blancs. Et évidemment il y a des blancs, et ce qu’il y a derrière la porte. N’y ayant pas accès, je ne le décris pas. Mais moi, ce qui me touche aussi c’est qu’au-delà d’une position que je trouve juste… par ailleurs, quand je lis Mrs Dalloway, je vois bien s’il fallait tenir un roman par un point d’intériorité, c’est un truc extrêmement géant. C’est génial de faire ça. Je ne fais pas un rejet de ça, mais précisément je m’en sens incapable. Ce n’est pas mon geste actuellement. Je n’ai pas un rejet « la psychologie c’est nul, la psychologie c’est naze ». Moi pour l’instant, déjà je décris, et ce que je donne c’est ça. Et je mets déjà beaucoup de choses là-dedans. Après c’est le statut supérieur de l’intériorité qui m’agace. Pour moi, le premier monde, ce n’est peut-être pas le monde de la pensée. Ce n’est peut-être pas le monde de l’introspection. Le premier monde, c’est le monde de la sensation. C’est aussi bête que ça, c’est l’idée que toucher, voir, sentir, cette façon d’être au monde, elle me rend sur ce que c’est que le vivant, pour moi. Et mes livres sont un petit peu organisés comme cela. Aliocha et Hélène, il y a des gestes, mais finalement si ces gestes sont décrits à bonne vitesse, on sait ce qui se passe, les intentions sont là et de fait, l’intériorité est aussi présente.

P : Pour revenir à vos personnages de Tangente vers l’Est, il est vrai que dès les premières pages, on sent que l’univers militaire n’est pas fait pour Aliocha. L’idée est rapidement assimilée, pas besoin de quarante ou cinquante pages pour l’étayer. Pareil il me semble pour Hélène, où le rejet de la Française qui fuit son amant est rapidement évoqué, pas besoin de s’alourdir beaucoup plus.
MdK : Et là pour le coup, c’est vrai que les motivations d’Hélène, pourquoi elle quitte Anton, c’est presque un autre livre. Ça, ça m’intéresse pas trop, et c’est aussi le fait que le lecteur peut comprendre qu’elle a suivi son amant en Sibérie, elle aime encore probablement cet homme, en tout cas elle n’en est pas encore séparée. En revanche ce pays-là elle s’y sent mal, et elle s’en va. Et là je me dis que le lecteur a peu d’éléments, mais il a aussi de quoi tracer son histoire, son récit.  

Un grand merci à Maylis de Kerangal, à son extrême gentillesse et continuelle disponibilité. 

PS : j'espère que cet entretien vous aura donné envie de découvrir la plume d'un des écrivains contemporains les plus enthousiasmants sur le plan littéraire, et des plus attachants humainement. 

jeudi 14 juin 2012

La douceur de la vie, de Paulus Hochgatterer

Récemment, les éditions Quidam lançaient une nouvelle collection, "Les âmes noires", qui, comme son nom l'indique, est supposée mettre en valeur la littérature dite "du roman noir" ou "policier". Le chef d'oeuvre de Nick Barlay, La Femme d'un homme qui, aurait pu, selon les aveux de l'éditeur, y figurer, mais c'est un autre roman, La douceur de la vie, de l'autrichien Paulus Hochgatterer qui inaugure la collection. Loin d'être un anonyme en terres germaniques, ayant raflé le prix du meilleur roman noir allemand en 2007 et le prix européen de littérature en 2009, La douceur de la vie peut enfin trôner dans les librairies françaises depuis avril dernier. L'occasion pour moi de vous livrer mes impressions sur le dernier virage éditorial de Quidam. 

Il est toujours fastidieux de résumer l'intrigue d'un roman noir, car il faut donner envie sans trop dévoiler, suggérer sans être non plus trop évasif. Il se trouve que la quatrième de couverture du livre présente parfaitement son sujet, et, pardonnez ma paresse matinale, je me permets d'en reprendre tout un paragraphe. 
"Dans la petite ville autrichienne de Furth, une nuit d'hiver, Sebastien Wilfert, un vieil homme de 86 ans, a le visage broyé, littéralement effacé. Katharina, sa petite-fille qui a découvert le cadavre, se mure alors dans le silence. Qu'a-t-elle vu ?". 
Face à l'horreur qui s'abat sur la paisible ville autrichienne à la veille de la Saint-Sylvestre, Hochgatterer met en scène quatre personnages. Horn, psychiatre, s'occupe de la petite Katharina en état post-traumatique, avec la tâche difficile de lui faire dire ce qu'elle a vu. Ludwig Kovacs, commissaire de Furth, monte une équipe pour résoudre le meurtre. Le père Joseph Bauer, enseignant en mathématiques, jogger accro à son Ipod, est le témoin à la psyché fragile d'une communauté qu'il maîtrise de plus en plus mal. Enfin, le très jeune Björn Gasselik, obsédé littéralement par le côté obscur de la force, prend doucement mais sûrement le chemin familial de la psychopathie. 
Quidam a manifestement un goût particulier pour les romans noirs qui n'en sont pas vraiment, pour des enquêtes qui n'en sont pas totalement non plus. Les parties consacrées au commissaire Kocas sont symptomatiques de ce petit paradoxe, puisque l'enquête avance surtout entre les lignes (ou les chapitres) et que l'on suit plutôt le marasme affectif d'un vieil inspecteur usé qui ne cesse de ressasser son mariage raté, son engeance apathique pour mieux se projeter avec les autres femmes qu'il côtoie. Il faut par contre insister sur cette variation des angles de vue narratifs, intéressante sur de nombreux points. En premier lieu elle permet effectivement de se plonger dans la communauté de Furth dont on prend le pouls à différents endroits par le biais de personnages aux statuts sociaux hétéroclites. Il est également possible de décrire ce quatuor narratif comme une échelle des déséquilibres psychologiques, du personnage le plus "sain" (le psychiatre) au plus "atteint" (le jeune Björn) en passant par un inspecteur perdu dans ses questionnements intimes et un prélat dont on écoute surtout les paroles des chansons jouées par l'Ipod. Autre tour de force, le personnage de Björn Gasselik bénéficie d'un traitement à la première personne du singulier, un choix habile pour créer une empathie avec le plus singulier des protagonistes, et mettre indirectement en exergue la condition de l'enfant face aux institutions (en crise) incarnées par Horn, Kovacs et Bauer (la Médecine, la Police, l'Ecole/l'Eglise). Un parti-pris intelligent d'autant que Hochgatterer utilise Björn pour faire avancer son enquête et distiller quelques touches bienvenues d'humour noir ou décalé. 

"Le circuit de course de voitures est posé devant mon lit. Gigantesque, en forme de huit, quatre pistes. Mon père a dit qu'à mon âge on a besoin d'un circuit de course. Il en avait un aussi. Je mets en route et je pose la voiture jaune avec la double raie bleue sur la piste. Je prends la manette de commande et je fais un tour, très lentement. Pour être honnête, cela me fait passablement chier. Un tour en F-zero GX, Devil's Dungeon par exemple, avec la Blue Falcon, c'est carrément mieux. Si je dis ça à mon père, il dit juste : deux semaines d'IO, IO, ça veut dire interdiction d'ordinateur. Si je lui dis en plus, un game cube, c'est une console, pas un ordinateur, il a regard qui tue plus, BC légère. BC, ça veut dire blessure corporelle, je tiens ça de Daniel, je ne le dis à personne d'autre."
 "Mon père était très bien luné et ma mère a fait une faute (...) D'ailleurs elle a flirté avec le jeune Grosser, ce qui a eu pour conséquence que le lendemain sa figure avec l'air d'une tarte aux myrtilles. C'est comme ça que mon père a dit au petit déjeuner : "Ta figure a vraiment l'air d'une tarte aux myrtilles". Et plus tard Daniel m'a dit : "BC au lieu de RS". Ensuite, il m'en a balancé une parce que je ne savais pas que RS veut dire rapport sexuel. Donc, c'était totalement correct je trouve."
Hochgatterer, psychologue pour enfants de formation, puise dans son expérience personnelle pour ainsi construire des personnages à la fois cohérents et crédibles, coincés dans leurs contradictions ou leurs frustrations, et in fine, attachants. Son style, plutôt sobre et dépouillé, embrasse parfaitement le choix de coller à l'intériorité de tous les êtres qui évoluent dans l'univers fermé d'une petite ville de province. Que les amateurs de romans noirs se rassurent, la résolution arrive bel et bien, par un cheminement fidèle à la tonalité générale du livre. Bien loin de tomber comme un cheveu sur la soupe où l'auteur se débarrasserait à la va-vite des contraintes du genre, la résolution de l'intrigue permet a posteriori de recoller tous les indices laissés ici et là à la disposition du lecteur, pour reconstituer un tableau général là encore intéressant. Ecrivain du suggéré, Hochgatterer évoque sans jamais s'appesantir,  les démons passés et présents d'une Autriche qui ne va pas si bien que ça, et qui refuse de faire le constat qui s'impose. D'ordinaire réfractaire à ce type de démarche "psychologisante", ce passage de l'intime au général, du psychologique à l'historique et au social, m'a plutôt convaincu. Le côté anecdotique de la trame qui secoue la ville de Furth est en somme révélateur de troubles bien plus profonds et laisse dans la bouche du lecteur l'amertume identifiable au bon roman noir qui appuie là où ça fait mal.

Une fois passées les mises en garde sur le traitement particulier des codes habituels du roman policier, je ne peux que vous conseiller la lecture de La douceur de la vie, roman intelligent et aux choix d'écriture efficaces. Si comme moi, vous ignoriez à peu près tout de la littérature autrichienne contemporaine, l'occasion est ici trop belle pour la laisser passer, et assurer par ailleurs le succès d'un auteur à suivre au milieu des produits formatés des mastodontes du genre.

jeudi 7 juin 2012

Dernier rappel : Maylis de Kerangal bientôt à Préambule

En attendant impatiemment le 9 juin, voici l'article de la Provence écrit par notre camarade Claude Rivière qui annonce sa venue.

 Venez nombreux !

lundi 4 juin 2012

New 52 : Stormwatch #7 et 8

Intéressons-nous aujourd'hui à une des séries des New 52 qui avait retenu mon attention, en bon gros fan du feu label Wildstorm (Stormwatch, The Authority, Wildcats), j'ai nommé Stormwatch. Nous avions quitté Paul Cornell au #6 alors que ce dernier avait posé les bases de la refonte plutôt réussie d'une équipe Wildstorm dans les New 52 de DC. Avec les #7 et 8, Cornell laisse sa place à un vieux routier du comics, Paul Jenkins

En intérimaire de luxe, Jenkins nous propose un véritable mini-arc narratif. La menace du jour se dévoile en Ukraine, sur les décombres de Tchernobyl, sous la forme d'inquiétants signaux énergétiques, manquant de peu d'engloutir un Apollo de corvée de patrouille. Grâce à l'encyclopédie galactique vivante, J'onn the Martian Manhunter, l'ennemi est identifié : l'équipe secrète doit donc gérer une race particulièrement dangereuse originaire d'une autre dimension, les Gravity Miners (alias Chrszy-rr), responsables il y a plusieurs millions d'années de la destruction d'une partie de l'empire Daemonite. Ayant pour capacité d'annuler toute gravité sur le monde qu'ils colonisent, les Gravity Miners sont donc potentiellement capables d'annihiler la Terre en quelques heures. Après la disparition d'Apollo, encore lui, dans la faille dimensionnelle, pont de conquête des aliens, le duo Midnighter/Jenny Quantum doit partir en première ligne pour récupérer leur compagnon, et accessoirement sauver le monde. 

Bon, qu'en est-il de la qualité de cet arc ? J'avoue être mitigé, voire très mitigé. Les bonnes idées sont là, notamment l'exploitation du pouvoir de Hawksmoor en Dieu des Villes, et la visualisation des villes ravagées par l'homme (en l'occurrence des désastres nucléaires). Mon problème vient surtout de ce qui risque d'être une habitude sur Stormwatch. On sent que  les résolutions de menace vont avoir tendance à passer par les pouvoirs scientifiques de Jenny Quantum (qui peut mobiliser toutes les avancées de la science humaine). Cela m'ennuie pour deux raisons. Clairement, on fait une croix sur la Jenny de The Authority, qui était tout autant une action woman qu'un cerveau pouvant élaborer des plans complexes. Mais surtout, on va devoir se taper des explications fumeuses autour d'imbroglios de physique quantique mal maîtrisés et qui me passent de plus en plus au dessus de la tête. Soit je deviens débile et n'ai plus envie de me triturer le cerveau pour un résultat identique (l'alien est envoyé ad patres), soit ce type d'artifice autour d'enjeu de continuum spatio-temporalo-dimensionalo-conjoncturalo-interconnecté me semble trop bancal pour être enthousiasmant. 

Une critique peut-être émise à propos de l'évolution de l'équipe. Si l'Ingénieur est un leader crédible de Stormwatch, j'ai vraiment du mal avec Jenny Quantum. Vous me direz que ça tourne à la fixation, mais faire de la Jenny version new 52 une gamine en manque de petit chiot (dans le texte) est une trahison que je ne m'explique pas. J'espère que ce qui est suggéré par Jenkins à la fin de l'arc sur les tensions entre la petite et Midnighter serviront de point de départ pour travailler de meilleure manière le personnage et revenir, soyons fous, à la seule et unique Jenny Quantum, badass et mature, l'éternelle clope au bec (c'est pas parti pour, je vous l'accorde). Je le mentionnais dans ma critique du premier arc de Stormwatch, l’ambiguïté sexuelle autour du duo Midnighter/Apollo évolue, doucement mais sûrement, mais on peut encore regretter que les nouveaux éléments apportés ne soient pas si bien amenés et frisent l'anecdotique.

Si je ne me trompe pas, Paul Jenkins cède dès le prochain numéro la place à Peter Milligan, et ce n'est pas plus mal. Un nouveau  souffle se doit d'être apporté sur la série, qui perd dans ces deux numéros les nombreuses qualités qui avaient été entrevues sur le run de Cornell. Heureusement que les dessins de Calero et Hdr étaient au rendez-vous et peuvent faire passer la pilule auprès des lecteurs qui ont misé sur la série. Pour ceux qui attendent d'entrer dans Stormwatch, j'espère pouvoir vous redonner envie avec les prochains numéros, car si l'occasion était idéale avec cet arc transitoire, elle est malheureusement manquée.

dimanche 3 juin 2012

Avengers vs X-Men #0-4

 
 Après un Fear Itself, pour le moins contestable et contesté, Marvel devait redresser la barre dans la préparation de son mega-event annuel. De plus Marvel se devait de réagir face à la stratégie du relaunch de DC, se faisant systématiquement gifler dans les ventes mensuelles par les poids lourds des New 52. Dire que la Maison des Idées a sorti l'artillerie lourde est peu dire... Le nom du crossover parle de lui-même, Avengers vs X-Men (AvX pour les intimes), qui est donc le cadre de l'opposition des deux équipes de superhéros les plus mythiques de l'univers Marvel. Pour l'occasion, les plus grands scénaristes (mais pas forcément les meilleurs) de la maison, les fameux architectes, ont défini ensemble les grandes lignes du crossover, chacun étant par contre chargé d'écrire un chapitre en particulier. Se succèderont donc sur les 12 numéros de AvX, Bendis, Aaron, Brubaker, Hickman, Fraction.  Au tiers de l'event, autant faire un petit bilan de la première mise à feu. 

Je dois dire que j'ai particulièrement apprécié le prologue de AvX. Co-écrites par Bendis (pour la partie Sorcière Rouge) et Aaron (pour la partie Hope Summers), ces vingt pages présentent les enjeux avec finesse, en s'attardant sur les futurs protagonistes. J'ai été particulièrement content de retrouver la Sorcière Rouge, en phase de réintégration dans la vie héroique. Ses retrouvailles avec Vision sont déchirantes, et on voit que lorsque Bendis s'en donne les moyens, il est toujours capable de livrer des dialogues souvent efficaces. Quant à Hope Summers, on sait qu'un invité indésirable compte incessamment lui rendre visite. Dès le premier numéro la menace est clairement identifiée, les satellites du Shield ayant repéré la signature énergétique du Phoenix qui se rend à toute vitesse sur notre planète. Après consultation avec Wolverine, Captain America se rend sur Utopia pour négocier avec Cyclope la reddition de Hope Summers, suspectée d'être l'hôte du Phoenix. Autant dire que les pourparlers ne se passent pas comme prévus et Cyclope déterre la hache de guerre en blastant le capitaine étoilé. Ce dernier réplique par son célèbre "Avengers Assemble !", et une ribambelle de Vengeurs (pratiquement tout le monde) débarque sur le sol d'Utopia pour en découdre avec les locaux. Après une première bataille, les deux derniers numéros sont consacrés à la fuite de Hope, qui cherche à accepter seule son destin en se rendant sur la Lune. Alors que les Vengeurs et les X-Men la rejoignent, se pointe le fameux Oiseau de Feu.

Voilà pour ce qui est du résumé de ces cinq premiers numéro (en comptant le prologue) d'AvX. La première partie de l'event est donc quasiment dédiée à Hope Summers, et à l'inéluctable qui se profile, à savoir son intégration du Phoenix, et surtout ce qu'il adviendra de la fusion. Sur ce point s'opposent Vengeurs et X-Men. Sagement, Steve Rogers et Iron Man présentent son arrivée comme une des plus grandes menaces que puisse encourir la Terre. Pour Cyclope, le Phoenix est synonyme de vie, de résurrection ; avec lui, Hope Summers pourrait devenir le véritable messie pour lequel toute la race mutante s'est battu depuis des années. Clairement, AvX se situe dans la continuité de tous les évènements qui ont perturbé les X-Men depuis le fameux "No More Mutants" de Wanda dans House of M. Messiah Complex, Second Coming, Schism, ont conditionné les attentes, peut-être irresponsables, de Cyclope dans AvX, leader d'une race exténuée qui fait un gros All-in sur le Phoenix et sa protégée. AvX accorde également la part belle à Wolverine, en trublion de l'event. Le cul entre deux chaises (membre des Vengeurs, et du côté schismatique des X-Men), il brouille les cartes, trahit pour se faire trahir, et applique la même recette avec Hope que celle avec Wanda dans The Children Crusade, à savoir qu'il faut tuer la petite avant le désastre inévitable de toute l'opération. En parlant de la Sorcière Rouge, on ne la voit qu'une fois de dos, regardant à la télé les affrontements entre les deux équipes, mais se levant après avoir griffonné un phoénix avec un petit texte suggestif "This is how the world ends". Attendons-nous donc à son entrée en scène sous peu. 

Un point sur les différents numéros, qui sont chacun écrits par un scénariste différent. Personnellement, j'ai du mal à percevoir de grandes différences entre les styles, quand bien même un Bendis en forme sortira toujours du lot au niveau des dialogues. Après, dire qu'Aaron est peu en forme par rapport à Hickman ou Brubaker, non, je n'en ai pas l'impression. La cohérence est toujours là, sachant que les cinq comparses ont rédigé ensemble l'histoire globale de l'event. Il aurait été du coup désastreux que la qualité soit en dents de scie. Le véritable problème vient du dessin. Je ne comprends pas, non, je ne comprends toujours pas comment on puisse décider de donner un tel crossover à John Romita Jr. Clairement l'artiste, n'est pas, ou plus, au niveau. Dans World War Hulk, cela pouvait encore passer, encore que, mais là dans AvX, son style nuit considérablement à la qualité. C'est souvent moche, les visages taillés à la serpe, les effets pyrotechniques souvent ridicules, bref du Romita Jr... Quand on pense aux autres artistes qui aurait pu être engagés (Coipel, Kubert, Davis, Mc Niven, Deodato, Cho, pour ne citer qu'eux), il y a de quoi enrager, car AvX aurait droit à un traitement visuel qui rende honneur à son envergure. (Soupirs) Quand on voit le prologue, on regrette vraiment que Romita ne se soit pas cassé les deux poignets en janvier dernier. 

Bon, alors que dire de ces Avengers vs X-Men ? C'est bien, sans non plus être parfait, et possède les mêmes travers que les grands crossover dans leurs scènes d'action parfois illisibles et souvent anecdotiques, ce qui est généralement le cas quand trop de personnages sont mobilisés. L'action n'est donc pas terrible terrible, mais Romita Jr a une bonne part de responsabilité dans cette affaire. Il faudra peut-être compléter avec les fameux AvX Versus, consacrés sur les bastons entre les deux équipes, et qui pallient peut-être le manque de spectaculaire parfois criant des premiers numéros. Il faudrait peut-être aussi voir ce que cela donne dans les différents Tie-In (Toutes les séries Vengeurs, plus Uncanny X-Men et Wolverine and the X-Men sont mises à contribution), mais je ne pourrai vous renseigner sur ce point. Cela dit, on est bien au-dessus de Fear Itself, pas de doute sur ce point. Il se passe toujours quelque chose, et l'ensemble est vraiment cohérent avec les différentes productions Marvel. A suivre avec quelques attentes donc... 

vendredi 1 juin 2012

Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, un inédit Burroughs/Kerouac

Entre le film "Sur la route", adapté du roman éponyme de Jack Kerouac, l'exposition à Paris du rouleau de 50 mètres sur lequel a été tapé le manuscrit de ce même roman, le printemps 2012 est résolument placé sous le signe de la Beat Generation. L'occasion était trop belle pour ne pas tenter un coup commercial et éditorial. Gallimard fait coup double en sortant le folio de la version originale de Sur la Route et un inédit Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, écrit à quatre mains par deux des plus grands représentants de la Beat, William S. Burroughs et Jack Kerouac.

"Et les hippopotames..." est la version romancée du drame humain qui a touché les deux écrivains en 1944. Dans la soirée du lundi 14 août, deux de leurs amis, Lucien Carr IV et David Eames Kamerer, en viennent aux mains, le premier finissant par tuer le second. Un an plus tard, Burroughs et Kerouac décident de coucher sur papier ce qu'ils ont vu se préparer dans ce qui est leur premier roman, bien avant les succès de Sur la route (1957) et Festin Nu (1959). Si le roman met en scène le même quatuor d'acteurs, les noms ont été évidemment retravaillés : Burroughs devient Will Dennison, Kerouac se cache derrière Mike Ryko, et le couple Carr/Kamerer se métamorphose en Philip Tourian/Ramsay Allen. Le livre respecte scrupuleusement le concept de duo narratif, puisque les courts chapitres alternent les points de vue (Dennison/Burroughs et Ryko/Kerouac) pour décortiquer les étapes de cette marche vers le meurtre qui fait exploser le quatuor amical. La cohérence de l'ensemble force d'autant le respect que selon les dires de Burroughs les deux écrivains ne se sont que très peu concertés sur l'évolution de leurs chapitres respectifs, chacun sachant de manière intuitive vers où l'autre se dirigeait. 

Tous les amateurs de la Beat Generation se demanderont si l'on retrouve bien dans ce roman les signes précurseurs de ce qui sera dans les années 50 l'explosion des cadres artistiques préexistants. Du point de vue des thèmes abordés, certainement. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les principaux aspects du mode de vie beat, en tant que communauté artistique revendiquant son appartenance à la marge de la société, surgissent ici et là sous l'oeil du lecteur. La consommation de drogues (dans les années 40, surtout la marijuana et l'injection de benzédrine), la vie nocturne et décousue, l'appel du voyage et des espaces (surtout chez Kerouac qui a déjà expérimenté la condition de marin dans la flotte marchande), la quête spirituelle liée à la condition nouvelle de l'artiste, la dèche et le besoin permanent de pognon, toutes les prémisses sont effectivement présentes. Reste que l'essentiel de la trame se joue autour de la tension sexuelle, notamment de l'homosexualité, affirmée ou enfouie chez certains protagonistes, qui constitue le coeur du drame narré par les deux écrivains. Soyons honnête, ce court roman, 160 pages environ, ne peut certainement pas être considéré comme une oeuvre fondamentale. Si l'on constate et apprécie cette énergie "beatienne" qui alimente les pages et que l'on se délecte des audaces stylistiques ou langagières (qui n'en sont plus aujourd'hui), "Et les hippopotames...", est et restera un coup d'essai. Le premier critique lucide du statut singulier de ce premier roman n'est autre que Burroughs lui-même : 

(A propos du livre) "N'empêche qu'il n'en est rien sorti, ça n'intéressait aucun éditeur. Et rétrospectivement, je ne vois pas pourquoi ça les aurait intéressés : le texte n'avait aucune perspective commerciale, n'étant pas assez "sensationnel" pour ça, mais il n'était pas non plus assez bien écrit, d'un assez grand intérêt littéraire pour être publié à ce titre. Il se situait à mi-chemin en somme. Tout à fait dans la veine existentialiste qui connaissait alors un grand succès mais n'avait pas encore gagné l'Amérique."
Ce livre, s'il ne brille donc pas par ses qualités premières, apporte néanmoins des éléments sur les lignes implicites de dissension qui séparent les deux narrateurs. Cette variation des points de vue n'est pas une éclatante fracture des styles, mais intéresse sur la personnalité de l'écrivain qui se cache derrière. En ce sens, l'on voit se dessiner un Kerouac plus fougeux et a contrario, un Burroughs plus froid et critique, distinction plus subtile qui préfigure leurs trajectoires artistiques divergentes qui se concrétisent de manière fulgurante dans les années 50. Sur ce point, conjugué à l'indéniable plaisir de lecture qu'il procure, Et les hippopotames ont bouilli vifs dans leurs piscines, mérite l'achat, sinon immédiat, du moins dans un an quand il bénéficiera d'une parution poche.